Le Canada entre dans une nouvelle phase d’une crise des opioïdes qui dure depuis plusieurs décennies et qui a déjà coûté la vie à plus de 53 000 personnes. Le bilan humain est accablant. En tant que participants au Programme de leadership pour les visiteurs
internationaux (IVLP), nous avons visité Baltimore, Cleveland, Orlando et d’autres villes afin de mieux comprendre comment les autorités américaines réagissent, en particulier grâce aux Fonds de règlement des litiges liés aux opioïdes.
Forts de notre expérience dans les domaines des soins de santé, des politiques publiques, des forces de l’ordre, de l’enseignement supérieur et du développement communautaire, nous pensons que le Canada a besoin d’une approche plus coordonnée et à plus long terme. Voici quatre recommandations pour aider à renforcer la réponse au niveau national.
En 2022, le Canada a reçu 150 millions de dollars dans le cadre d’un règlement des litiges concernant les opioïdes conclu avec Purdue Pharma, la société qui a trompé les médecins et les patients sur la sécurité de l’OxyContin et déclenché la crise des opioïdes en Amérique du Nord. Cependant, les fonds versés au Canada sont dérisoires par rapport aux plus de 50 milliards de dollars obtenus aux États-Unis de la part des sociétés pharmaceutiques, des pharmacies, des consultants et des distributeurs qui ont également contribué à la crise actuelle des opioïdes.
Alors qu’Ottawa envisage d’autres poursuites judiciaires, il est essentiel que cette première tranche de fonds issus du règlement des litiges soit utilisée à bon escient et affectée là où la crise se fait le plus sentir pour apporter les changements majeurs aux systèmes et à nos programmes de traitement et de réhabilitation. Nous pensons que tout nouveau financement désormais disponible devrait être axé sur quatre priorités : l’achat d’actifs, la modification des systèmes, les accréditations obligatoires, la détection précoce et la transparence des rapports.
Investir dans les ressources communautaires
Si le Canada s’est montré relativement efficace dans la prestation de services de première ligne et facilement accessibles aux personnes qui consomment des stupéfiants, les
investissements en amont ont été insuffisants et mal coordonnés. Une étude récente a
montré que les personnes qui survivent à un seul cas d’intoxication médicamenteuse ont 19,5 fois plus de risques de subir une lésion cérébrale. Cela signifie que les systèmes de refuge traditionnels ou les programmes de logement à court terme ne suffisent pas; les personnes souffrant de troubles cognitifs ont besoin d’un environnement stable à long terme et d’un soutien approprié.
Au cours de notre visite aux États-Unis, nous avons vu des exemples concrets de ce à quoi cela peut ressembler. De Charm City Connections à Baltimore Est au réseau de centres de réhabilitation du Maine, en passant par les foyers de réadaptation à long terme comme Oxford House en Floride et le réseau de logements communautaires Cuyahoga, nous avons vu toute une gamme de logements stables et structurés qui ne sont ni des refuges ni des établissements cliniques. Ce sont là quelques exemples de services de soutien communautaires qui comblent une lacune que le Canada n’a jamais vraiment palliée.
Mais un système d’actifs communautaires nécessite une coordination entre tous les ordres de gouvernement. Cela nécessite une planification intersectorielle, un financement des immobilisations et des coûts d’exploitation, ainsi que des autorisations de zonage. Ces mesures ne peuvent être soutenues par des appels de propositions ponctuels ou des subventions occasionnelles. Pour que les fonds d’établissement soient vraiment utiles, ils doivent être dépensés graduellement, selon des allocations prédéfinies, afin de soutenir des infrastructures qui seront encore importantes dans plusieurs décennies.
Nous avons besoin d’un changement systémique dès maintenant
Une crise, par définition, est de courte durée. Aux États-Unis, il a été reconnu que nous sommes confrontés à un problème de santé publique chronique qui nécessite une coordination entre les prestataires de données, les services de logement, les forces de
l’ordre, les services de santé publique, les services d’urgence et les services de traitement.
La plupart des surdoses sont désormais liées à la consommation de fentanyl, et les décès liés à la consommation de stimulants tels que la méthamphétamine et la cocaïne sont en augmentation constante. Le paysage de la consommation de drogues évolue plus rapidement que nos systèmes ne peuvent s’adapter, et nos gouvernements, nos systèmes de santé et nos partenaires communautaires doivent commencer à planifier à long terme.
Actuellement, au Canada, les gouvernements fédéral et provinciaux et les administrations municipales contrôlent chacun différents éléments de l’écosystème de la politique en
matière de drogues. Santé Canada supervise les sites de consommation supervisée et la réglementation des prescriptions; les provinces gèrent les systèmes de santé et de traitement; les municipalités gèrent les refuges et les services d’urgence. Aucun acteur n’a le pouvoir ou le mandat d’harmoniser ces éléments, et cette fragmentation laisse pour compte les personnes vulnérables et les communautés environnantes.
Les fonds issus du règlement des litiges donnent au Canada l’occasion de créer des centres de coordination régionaux ou municipaux qui peuvent harmoniser les données, regrouper les demandes de financement et intégrer les services d’un bout à l’autre du pays.
La coalition des maires des grandes villes de l’Ontario formule depuis plusieurs années une demande similaire concernant les questions de l’itinérance, de la toxicomanie et de la santé mentale. Sans cela, nous continuerons à gérer la crise de manière cloisonnée. Nous avons été très impressionnés de voir que la lutte contre les opioïdes à Baltimore est menée par le bureau du maire Brandon Scott.
Le fait de placer cette lutte sous l’égide du bureau du maire permet de réunir tous les services concernés (santé, police, logement et emploi) sous un même toit pour élaborer une stratégie et la mettre en œuvre. Depuis cette annonce, Seattle et Detroit ont emboîté le pas après une réduction drastique des surdoses à Baltimore.
Mettre en place des accréditations obligatoires pour l’ensemble du parcours de soins
À l’heure actuelle, de nombreux programmes de traitement fonctionnent avec un minimum de suivi, ce qui a des effets négatifs pour les patients. L’une des avancées les plus évidentes que nous avons constatées lors du voyage de l’IVPL est que de nombreux états ont dépassé le stade des licences bénévoles et ont adopté des régimes de certification ou d’accréditation qui couvrent l’ensemble du parcours de soins de la désintoxication et du traitement clinique aux résidences de désintoxication gérées par des pairs, ce qui est une condition requise pour obtenir un financement dans le cadre du règlement sur les opioïdes.
Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux doivent élaborer des normes nationales d’accréditation rigoureuses pour les organisations et les prestataires de soins de santé qui proposent des services de désintoxication, de traitement et des résidences de
désintoxication.
En Floride, la Florida Association of Recovery Residences (FARR) certifie les centres de
réhabilitation en collaboration avec la National Alliance for Recovery Residences (NARR). L’Ohio suit un modèle similaire par le biais de l’Ohio Recovery Housing (ORH), où la certification est requise pour les filières d’orientation et l’inscription au registre de l’État. Parallèlement à ces systèmes étatiques, des organismes nationaux tels que la Commission on Accreditation of Rehabilitation Facilities (CARF) et la Joint Commission (TJC) accréditent
les programmes cliniques de désintoxication et de traitement, en établissant des normes cohérentes en matière de qualité, de personnel, de sécurité et de résultats.
Le Canada dispose de certains cadres d’accréditation, par exemple par l’intermédiaire du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS), mais aucun n’est conçu pour répondre aux réalités de la crise actuelle ou du paysage thérapeutique, où la toxicité liée au fentanyl, la polyconsommation et les lésions cérébrales complexes sont courantes et souvent concomitantes. En ne parvenant pas à intégrer la certification de la désintoxication au traitement et aux foyers de réhabilitation, nous laissons des lacunes en
matière de qualité et de sécurité qui sapent la confiance du public.
Investir dans des systèmes de détection précoce et de signalement en temps réel.
Alors que la consommation de drogues par injection dominait au début des années 2020, de nombreuses surdoses sont aujourd’hui liées à l’inhalation ou au fait de fumer du fentanyl. Les décès liés à la cocaïne et à la méthamphetamine sont en augmentation dans de nombreuses juridictions, et les systèmes de données canadiens n’ont pas suivi le rythme. Notre infrastructure de surveillance des drogues reste lente, fragmentée, voire inexistante.
Le Canada doit intensifier ses efforts en matière d’analyse des eaux usées et de dépistage ponctuel des drogues dans les grandes villes et les villes frontalières du pays.
À l’heure actuelle, les Canadiens s’appuient sur les données de la police, les données hospitalières et les déclarations volontaires, aucune d’entre elles ne reflétant la situation en temps réel.
Les laboratoires d’analyse des eaux usées, en revanche, peuvent mesurer les traces et estimer les tendances, par exemple les substances en circulation, l’augmentation ou la diminution de la consommation et l’évolution des habitudes d’une semaine à l’autre.
Les tests sur les eaux usées sont anonymes et fournissent des données à l’échelle de la population qui peuvent signaler l’arrivée d’une nouvelle drogue synthétique, avertir de la présence d’un lot toxique ou montrer si une intervention politique a un effet quelconque. Ils sont également relativement peu coûteux et rapides par rapport à la plupart des outils de surveillance.
Au Canada, la ville de Windsor est l’une des villes qui utilise l’analyse des eaux usées pour détecter de nouvelles substances. Cela ne devrait pas être une exception, étant donné qu’un réseau national de surveillance des eaux usées a été mis en place pendant la pandémie de COVID-19 et que les Canadiens ont pu suivre en temps réel les mises à jour quotidiennes concernant les nouveaux variants et les changements épidémiologiques. Nous devrions utiliser les mêmes outils de surveillance en temps réel pour suivre l’approvisionnement en drogues toujours plus toxiques. Les fonds de règlement devraient servir à financer un tableau de bord national accessible aux organismes médicaux et policiers désignés, qui pourrait aider les travailleurs de première ligne à mettre en place des mécanismes d’intervention rapide.
Le Canada a besoin d’un système national de détection précoce qui aide les communautés à réagir avant que la tragédie ne frappe.
Enfin, le Canada a besoin de mécanismes de rapport transparents pour toutes les dépenses liées aux règlements des litiges. Les États-Unis ont déjà mis en place des tableaux de bord numériques qui permettent de suivre l’utilisation des fonds, ce que nous pourrions facilement reproduire au Canada. La publication de rapports renforce la confiance. Elle aide les familles à comprendre quels services existent, permet aux décideurs politiques de suivre les résultats et montre aux gouvernements ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Elle renforce également la responsabilité dans tous les secteurs en garantissant que chaque niveau de gouvernement et chaque partenaire financé utilise ces fonds de manière efficace et transparente.
La crise des opioïdes n’est pas seulement une « crise » ; c’est un problème chronique qui exige une réponse à long terme, coordonnée et fondée sur des données probantes, plutôt que des réactions ponctuelles. Nous avons des modèles dont nous pouvons nous inspirer, tant à l’échelle internationale qu’ici même, au Canada. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de la volonté politique d’agir.
Nous devons utiliser les ressources dont nous disposons pour mettre en place un système de rétablissement qui soit enfin à la hauteur de l’urgence. Les 150 millions de dollars canadiens versés dans le cadre du règlement sur les opioïdes ne dureront pas éternellement, mais s’ils sont dépensés de manière stratégique pour le leadership, la coordination, l’accréditation, le logement et les données, ils peuvent renforcer les systèmes dont nous avons désespérément besoin.
Stéphanie Plante est conseillère municipale à Ottawa. Elle représente le quartier Rideau-Vanier.
Monty Ghosh est interniste, spécialiste en médecine de catastrophe et en toxicomanie. Il travaille à l’hôpital universitaire de l’Alberta à Edmonton.
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